Penser la civilisation par Jean-Pierre Journet, psychanalyste


Publié le 8 Mars 2016
Penser la civilisation par Jean-Pierre Journet, psychanalyste
par Jean-pierre Journet, vendredi 10 février 2012, 18:11 ·
Penser la civilisation.
En hommage à Mr Robert Badinter.
Aujourd’hui, la pensée d’une décroissance intelligente, raisonnée, partagée, élégante, respectueuse et équitable est enterrée. On assiste plutôt à une Bérézina dont le seul but immédiat est de sauver les plus forts, leurs privilèges et leurs possessions exponentielles. L’humain se montre dans sa plus réelle dimension d’iniquité durement répétée dans l’histoire collective, de se répéter dans l’histoire individuelle. Le repli sur soi et dans le fantasme signe la perte de l’espoir misé sur la réalité ; on sacrifie la coopération à l’égotisme, et à la pression de l’instant la durabilité du temps ; on reporte à plus tard la recherche de solutions dans tous les champs collectifs fondamentaux au profit d’économies immédiates revenant à quelques uns. Doit-on refaire la liste ? Education, vieillesse, santé, énergies, logements, socialisation, famille, justice, sciences, culture sont abandonnés à l’avidité, rendus à eux-mêmes ou renvoyés au néant au titre d’une sinistre et mensongère actualité de compétition, de concurrence, d’évaluation, de jugement de valeur de quelques uns, les mêmes. Sordide et ignard, inducteur de la constipation actuelle - et je pèse ce mot -, leur discours, d’être indexé in fine sur l’argent, est hors de toute réalité.
Comment se ressaisir de cette dernière autrement qu’en la décrivant, en en décrivant les faits les plus crus, les plus misérables, les plus flagrants ? Ne voit-on pas, ne lit-on pas chaque jour, chaque heure, la régression, la récession, la sape aveugle et l’effondrement de l’édifice civilisationnel ?
Mais qu’entend-t-on par « édifice civilisationnel » ?
Assurément pas une tour montant jusqu’aux cieux, ni encore un temple interdit, une forteresse vide ou un abri de branchages.
C’est une communauté de civils édifiés et s’édifiant ; c’est pourquoi le premier signe de la civilisation est la civilité, celle qui aura écarté toute servilité d’abord.
C’est une communauté de la mesure prise à l’aune de la complexité et de l’ignorance, ses limites à connaître.
C’est une communauté où la règle et la Loi ouvrent à la possibilité, non à l’impossible dont la folie frappe les esprits les plus avisés.
C’est un temps dont la vitesse - non référée à l’horloge - est celle de la pensée, et c’est un espace limité au corps.
C’est un lieu où nul n’a pouvoir qu’au prix de sa liberté propre.
C’est un compromis vivant permettant d’aménager l’espace et le temps de la jouissance, de la souffrance, de la naissance et de la mort.
C’est donc l’endroit de la diversité individuelle accueillie dans la communauté des semblables. C’est d’abord une construction de l’esprit.
De cette construction est édifiée la civilisation, dans la maison, dans le quartier, dans la cité, dans la Nation. Voilà la base symbolique d’être bâtie de langage et de parole, bien plus que de faits et d’actions.
Nous avons pu montrer et théoriser « l’entrée dans l’humanisation » en la démythifiant grâce à la science, et dater autant que faire se peut le départ de ce que nous avons nommé « l’ère psychique »* ; nous pouvons ici condenser ces deux syntagmes en un nouveau : « l’ère de l’humanisation ».
Le caractère duel - physique et psychique - particulièrement scindé dans l’espèce humaine la distingue parmi les autres espèces vivantes. Non que cette dualité n’existe pas chez celles-ci, mais elle diverge chez celle-là par son caractère particulièrement puissant de symbolisation, aux sens linguistique et psychanalytique du terme. La portée en est singulièrement visibles dans les faits et les actions, qui sont néanmoins secondaires d’en être conséquents.
On observe aussi bien dans la préhistoire que dans l’histoire la capacité de créer nos propres contingences en nous élargissant de celles de la nature. Aujourd’hui, nous pouvons et devons prendre l’entière responsabilité de ce que nous faisons et actons, sans avoir besoin de justification mythique ou de défausse sur le collectif, sans fuir dans des bulles ésotérique, religieuse, scientiste, politique, économique, etc. ; regardons-nous en face : l’homme n’a pas à s’innocenter de ce qu’il est, de ce qu’il fait ; l’autonomie de corps prouve l’autonomie psychique, et de là se définit la responsabilité de soi-même.
Notre immersion dans cette réalité incontestable, immédiate, est hélas aveuglée par les faits et les actions dont la place et les traces nous semblent hors de notre responsabilité. Il n’en est rien : être responsable ne veut pas dire que l’individu est responsable de ce que font les autres, mais bien de ce qu’il adopte comme attitude face à cela, en tant qu’il est impliqué dans et par le réseau. C’est alors qu’il a besoin de libérer sa puissance psychique et qu’il a le devoir d’en répondre, d’y répondre. Nous savons combien c’est une lutte intérieure entre le principe de réalité et le principe de plaisir. Nous savons combien c’est un déplaisir d’avoir à accepter d’atteindre une ligne médiane, celle d’un compromis difficile, mesuré, mais commun. Nous savons aussi que tout cela passe exclusivement par la parole, par la symbolisation.
Or aujourd’hui nous ne sommes pas engagés dans cette prise de conscience de la prééminence du symbolique ; c’est le pas à franchir, à affermir.
Pourquoi ?
Pour trouver le sens de ce que nous faisons : avant de faire et d’agir, nous devons abonder de générosité psychique - quelque soit notre place. Cette générosité est autant pour soi que pour l’autre. Nous ne pouvons plus agir en négligent notre responsabilité de penser individuellement et collectivement nos actes, leurs portées, leurs conséquences, et nous sommes suffisamment conscients maintenant pour prendre le temps de ce penser avant l’agir.
N’est-ce pas là ce que nous faisons déjà ? Si. Mais d’une manière lacunaire dans la culture, d’une manière fondée sur l’égoïsme et non sur le partage, guidée par le fantasme plus que par le réel, orientée par des leurres plutôt que par l’objectivation, ancrée sur la peur et non sur la confiance, en fin de compte serrée sur la solitude plutôt que sur la communauté, sur la représentation plutôt que sur la présence.
Cela est cause de fragmentation, de division, de séparation, tout aussi excessif qu’inutile, exclusif et infécond. Pratiquement : le partage des pouvoirs et des connaissances, la répartition des biens produits, le respect de l’écologie et de ses niches, de la diversité physique et psychique, les interdisciplinarités et les liens physiques, la participation et l’horizontalité - par exemple - ne présentent dans notre actualité étranglée aucun « intérêts », faute d’être pensés à la hauteur de leur nécessité impérieuse.
Hé bien, de cette négligence, la perte est immense et le coût démesuré dans la « crise » permanente de ces cloisonnements psychiques.
Car ce sont là des nécessités absolues, sans lesquelles aucun « progrès partagé par tous » n’est possible, si l’on veut poursuivre cette « édification civilisatrice » débutée il y a maintenant quatre millions d’années. C’est peu à l’échelle de l’univers ; l’ère psychique, dont le départ est ici daté et que nous poursuivons maintenant, ne représente qu’une infime part temporelle et spatiale de la vie sur terre. Pour autant, chaque individu qui naît en porte toute l’histoire en son corps comme en son inconscient. Il l’exprime en sa conscience. Chaque individu qui meurt aura eu sa vie propre pour en transmettre autant qu’il peut ; en ce domaine, aucune part n’est mesurable, évaluable, jugeable : elle est incomparablement et incontestablement la plus entière possible.
Ainsi, poursuivant l’humanisation, nous produisons la civilisation. Qu’est-ce donc cette « civilisation », sinon l’assemblage par osmose de toutes les cultures disparues ou actuelles, petites ou grandes ? N’est-ce pas le lieu commun du commerce de la parole quelle qu’en soit la langue ? Et à l’image de la nature, le bourgeon doit-il se prendre pour le tronc, ou être conscient de sa place parmi la multitude des bourgeons, de son origine, de sa source et répondre de la feuille qu’il porte et développe ?
Freud usait des mots culture et civilisation avec des nuances qui aujourd’hui éclairent notre propos : seule l’osmose entre toutes les cultures produit la civilisation, parce que l’humanisation en est le tronc commun avéré, irréfutable et indéniable. De civilisation, il n’y en a qu’une : celle de l’humain sexué, parlant et mortel.
N’est-ce pas dans cet ordre de grandeur tout inscrit dans la réalité, éprouvé vivement par chacune et chacun d’entre nous - d’en être ultimes et uniques porteurs -, que nous pouvons puiser en notre corps et en notre conscience la force et la dignité indispensables pour engager le pas du vivant qu’il nous revient de faire ?
Dès lors, quel pas est possible, à partir de quel sens, si nous négligeons tout ou partie de cet immense patrimoine, de cet immense héritage ? Ce legs qui nous doue offre tant de sens et de puissance à notre présence !
Or, seules deux choses permettent la réalisation en conscience par l’individu de cet acquêt : l’éducation et l’instruction. Car il n’y a rien à faire : chaque décès est un trou dans le maillage humain, comme chaque naissance y est un nouveau nœud. Ainsi s’éclaire la mouvance de l’humanisation qui n’a pas lieu sans le corps ni sans la psyché introduits au symbolique.
Ce formidable et émouvant phénomène est celui que nous négligeons le plus, de l’exclure de notre reconnaissance. Il ne demande aucune foi, il est évident comme le jour, c’est l’expérience de vivre. A l’ignorer apparaît le « Malaise dans la culture ». Ce malaise, seul l’individu a à le souffrir ; la civilisation perd alors cet individu, autant qu’elle lui manque.
Cette cruauté d’exclusion est de plus en plus intolérable à la communauté.
Un exemple ? Lorsque l’on fait lever ou baisser le pouce aux tribunes sur le sort des seuls chômeurs et de quelques migrants, c’est le plus barbare et le moins collectif des « référendums », si tant est que l’on puisse donner tel nom à cet acte ; il est alors ce qui flatte le principe de plaisir en sa décharge d’agressivité dans l’anonymat des foules. Il est ce qui enferme la liberté et les minorités dans l’arène comme aux jeux. Il est ce qui donne plus de pouvoir aux plus forts. Pervertir ainsi le vote, c’est restaurer la servilité la plus antique.
Est-ce avancée civilisationnelle ? Non : c’est une tache noire dans notre histoire, et une honte pour toute la Nation des hommes modernes.
* Voir dans mes articles « Le refus du sexuel ».
SOURCES :
J.P. Journet.
Février 2012.
(article reblogué)


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